La crise sanitaire majeure que connaissent la France et le monde depuis le début de cette année 2020 constitue la face aiguë d’une crise globale : crise sociale, économique voire politique, liée à la gestion et aux conséquences de la crise sanitaire, mais aussi crise environnementale majeure dont l’humanité ne connaît hélas encore que le début. Au-delà de l’impérieuse nécessité de développer le service public hospitalier hors de toute considération d’économies budgétaires pointe le besoin de mettre fin aux politiques de délocalisations et de désindustrialisation désarmant notre pays face aux imprévus et entrainant une trop grande dépendance de la France vis-à-vis d’autres pays. Le libre-échangisme débridé n’apparaît soudain plus comme la religion officielle ; les diktats du court terme et de l’individualisme généralisé sont mis en question devant la réalité matérielle. À rebours de ses orientations antérieures, le Président de la République Française a dû reconnaître le besoin de s’affranchir parfois des lois du marché pour répondre à l’intérêt général. Cela dit, il faudra vérifier que ces bonnes intentions se traduisent par des actes. Nous aimerions entendre le Ministre des transports et le Président de la SNCF décliner ce tardif mais sage mea culpa pour le transport ferroviaire, qui a besoin également d’un plan d’urgence.
Les transports au cœur de la crise globale et de la reconstruction d’un avenir progressiste
Principale cause d’émissions de gaz à effet de serre et de pollutions diverses en France, les transports possèdent, au-delà de ces dommages écologiques majeurs, un bilan sanitaire direct (accidents de la circulation) et indirect (sédentarité) très lourd. Dans toutes ces nuisances collectives, le transport ferroviaire joue un rôle négligeable, bien en deçà de sa part modale. Le développement à outrance des transports de marchandises sur de très longues distances est consubstantiel des délocalisations et de la recherche généralisée du moins-disant social et environnemental. Les virus ne se déplacent pas par eux-mêmes, ce sont les activités humaines qui les diffusent rapidement aux quatre coins du monde : l’après-covid19 appelle aussi un changement de politique de transports. Et certainement pas sur le seul mode d’une décroissance globale des transports, certes indispensable, mais qui ne doit pas occulter des questions fondamentales qui y sont liées, à savoir la répartition et les conditions de coexistence entre les différents moyens de transports, et l’organisation du territoire et de l’activité économique. La France souffre à la fois de trop de transports de marchandises et de personnes par la route, mais aussi de bien trop peu de transport en train. Le développement du vélo et de la marche à pied, très bienvenu, auxquels d’aucuns pensent subitement à l’heure du déconfinement, est inopérant pour les longues distances et, même en proximité, ne fournira des effets positifs majeurs que s’il est coordonné au développement des transports en commun, notamment ferrés.
Les politiques libérales qui se sont succédé depuis plusieurs décennies ont encouragé les multinationales à délocaliser leur production vers les pays émergents dont le faible coût de la main d’œuvre a permis une maximisation de leurs profits. Cela a conduit au déménagement des territoires et a affaibli durablement le tissu industriel de la France. La désertification de certaines campagnes et le dépérissement de nombreuses villes moyennes en sont consubstantiels, tout comme le déclin du rail. Pourtant, l’artificialisation des terres se poursuit à un rythme alarmant en France. L’étalement urbain est délétère en la matière, mais aussi par le recours accru aux transports motorisés qu’il engendre dans la vie courante, avec une desserte en transports collectifs difficile. Il est urgent, tant pour notre santé, notre environnement, notre développement industriel et notre bien-être quotidien, d’inverser ces tendances néfastes et intenables sur la durée. Pour cela, un report massif du transport routier vers le ferroviaire s’impose : mode de locomotion guidé, il est de très loin le plus économe en espace et en énergie ; hautement modulable, il est très adapté au transport massifié mais aussi pertinent en desserte fine ; il peut disposer d’un réseau maillé desservant l’ensemble du territoire. Il est consternant que les mesures de soutien à l’économie annoncées par le gouvernement dans le cadre de la crise sanitaire ne concernent essentiellement, pour les transports, qu’Air France et l’industrie automobile, tandis que pour le rail, le PDG de la SNCF a déjà annoncé la couleur : une nouvelle cure d’amaigrissement.
Transport sur longue distance : pour la priorité aux trains de nuit et à la complémentarité air/fer
La croissance mondiale impétueuse du transport aérien, le plus énergivore qui soit, et le moins apte à desservir finement le territoire, est absolument intenable : le rabattement massif vers le rail s’impose, et bien au-delà des trajets ne dépassant pas 2h30 en train comme suggéré par le ministre de l’économie – pour des mesures ne concernant qu’Air France et n’empêchant donc pas les compagnies aériennes à bas prix, modèles de « dumping » social et de captation de subventions publiques, de continuer à concurrencer le train sur ces liaisons. Le report de l’avion vers le train peut et doit être massif sur tous les trajets en France métropolitaine, et sur la plupart des trajets avec les pays voisins, en combinant :
• rénovation et modernisation généralisée du réseau ferré afin de diminuer de nombreux temps de parcours ferroviaires ;
• développement de l’offre ferroviaire sur toutes les grandes lignes ;
• rétablissement d’un vaste réseau de trains de nuit, qui doivent redevenir le mode de transport de référence pour les plus longs trajets hexagonaux ;
• affranchissement des lois du marché (1) : le chemin de fer est d’intérêt général, l’État doit garantir des tarifs ferroviaires toujours faibles1, avec des conditions d’utilisation flexibles ; un voyage en train doit toujours coûter moins cher qu’en voiture individuelle, même si l’on voyage en famille ;
• affranchissement des lois du marché (2) : interdire les « cars Macron » sur les trajets desservis par le rail, interdire ou imposer une limitation légale importante du nombre des trajets aériens desservis en train ;
• cesser de subventionner les transports polluants : taxation du kérosène, TVA à 20%, arrêt des subventions aux compagnies aériennes ;
• coopération plutôt que concurrence (1) : pour que la réduction des activités aérienne et routière ne s’avère pas néfaste aux travailleurs de ces secteurs et n’aggrave pas la crise économique et sociale, plan de restructuration progressive sans suppression d’emplois avec notamment la possibilité d’un reclassement ou d’une reconversion à la SNCF, qui devrait prévoir un vaste plan pluri-annuel de création d’emplois (dans toutes les catégories) pour répondre aux besoins de développement du service public ferroviaire ;
• coopération plutôt que concurrence (2) : pour les trajets internationaux longs, où le rail n’est pas adapté (du moins pour les voyageurs), favoriser le transport combiné air/fer pour limiter les vols en correspondance par le report vers le train, en optimisant la desserte ferroviaire des aéroports.
Transports de courte distance et fret : développer les étoiles ferroviaires et les triages, coopérer hors des lois du marché
Le principal concurrent du chemin de fer demeure le transport routier, et beaucoup des mesures esquissées ci-dessus s’appliquent ou s’adaptent pour mettre en œuvre un report modal massif tout aussi urgent de la route vers le rail, notamment pour les déplacements de courte et moyenne distance, et pour les marchandises. Le réseau ferré doit être remis en état, modernisé et développé, notamment les étoiles ferroviaires des grandes villes, les embranchements de fret (la reconstruction d’un tissu industriel national doit être conçue autour d’eux), les gares de triage à rouvrir et moderniser, sans oublier toutes les lignes « secondaires » fermées ou dégradées…
Là encore, il faudra s’affranchir des injonctions désastreuses à la concurrence « libre et non faussée » des directives européennes et de leur déclinaison zélée en France : la suspension de la privatisation d’ADP montre que rien n’est inéluctable, et la crise actuelle peut servir de catalyseur à la prise de conscience et à la mobilisation citoyenne, indispensables pour arrêter le processus de démantèlement des services publics. Peut-on envisager sérieusement une complémentarité saine entre les différents transports en commun d’Ile de France, par exemple, dans le cadre d’un démantèlement par lignes ou lots de lignes du monopole de la RATP, et de la concurrence frontale entre la RATP et la SNCF qui s’annonce pour l’exploitation de lignes de TER ? Revenons à la raison, cessons de perdre du temps et de l’argent public dans des procédures d’appels d’offres et des réorganisations permanentes pour revenir à un service public intégré et une coopération fructueuse entre modes de transports. Cela vaut aussi pour les marchandises, où la réduction du nombre de camions sur les routes ne se fera pas par la course aux conditions sociales au rabais (que le chemin de fer ne gagnera jamais, ne serait-ce que parce que ses emplois sont beaucoup moins facilement délocalisables que ceux du transport routier), mais par une coopération réfléchie dans le transport combiné et une reconversion en douceur des emplois du fret routier comme du secteur aérien (cf. supra). Les lois du marché ont montré leur faillite pour développer le fret ferroviaire : n’attendons pas d’être encore plus près du gouffre face à la catastrophe climatique et écologique, cessons de refuser à la renaissance du rail un prétendu « argent magique » que les pouvoirs publics savent bien trouver en masse quand ils y sont contraints ! Et commençons par le commencement pour briser l’une des chapes de plomb qui obèrent cette renaissance du rail : exigeons la reprise intégrale et inconditionnelle par l’État de la dette du système ferroviaire français.
Des mesures structurelles s’imposent
Pour inverser la spirale d’austérité et de concurrence déloyale des transports les plus polluants qui empêche le report modal massif vers le rail malgré les urgences écologique, sanitaire, sociale et industrielle, il faut donc : volonté politique, financement public à la hauteur des enjeux et mesures structurelles pour réorganiser non seulement la SNCF (et ce, à rebours de la contre-réforme l’ayant transformée en société anonyme au 1er janvier dernier) mais aussi l’ensemble des transports, en lien avec une politique industrielle et d’aménagement du territoire de progrès. La brochure « Préservons la planète ! Réinventons le service public ferroviaire ! » éditée par la Convergence Nationale Rail juste avant la pandémie du covid-19 présente des propositions détaillées en la matière que le « jour d’après » devra prendre en compte.